12. UNE THÉORIE ENCORE PLUS COMPLEXE
Lucrèce Nemrod et Isidore Katzenberg s’élancèrent sur leur Guzzi à la poursuite de la voiture du nouveau cambrioleur simiesque. Avec les encombrements qui à toute heure embouteillent la capitale, ils parvinrent aisément à la rattraper. Mais cette fois, ils ne se jetèrent pas à l’assaut. Ils préférèrent suivre le véhicule afin de voir où les mènerait son conducteur en costume de singe.
C’est ainsi qu’ils se retrouvèrent à l’usine Eluant.
Les journalistes garèrent le side-car à une centaine de mètres du portail et suivirent la bête. L’homme traversa à grands pas la salle d’accueil, suivit le couloir et pénétra dans un bureau où il s’empara aussitôt d’un téléphone. Lucrèce et Isidore lui emboîtèrent le pas en prenant garde à ne pas se faire remarquer.
— C’est bon, je l’ai, l’entendirent-ils prononcer laconiquement dans le combiné.
Il enleva alors son masque. Le visage de l’ingénieur Lucien Eluant apparut sous les néons. A ce moment Isidore Katzenberg dans un faux mouvement fit chuter une lourde règle sur une table. Ils n’eurent pas le temps de réagir que Lucien Eluant était sur eux, revolver au poing.
— Pas mal, les journalistes. Ainsi donc, vous avez réussi à me retrouver !
Sans lâcher son arme, il les palpa l’un après l’autre et trouva dans une poche de Lucrèce son couteau suisse. Il le rangea dans le tiroir du bureau qui avait été autrefois celui de sa sœur.
— C’est vous qui avez tué Ange Rinzouli, dit la jeune fille.
— Bien sûr, reconnut-il. Je n’allais pas laisser un minable acteur s’enrichir sur notre dos et ensuite nous faire chanter. Moins il y aura de gens informés de la théorie saugrenue du Pr Adjemian, mieux cela vaudra.
— Vous êtes un assassin.
Lucien Eluant fit la moue.
— Je suis plutôt un idéologue. Je me bats pour une cause. L’industrie alimentaire.
— L’argent ! Toujours plus d’argent, dit Lucrèce.
— Détrompez-vous. J’ai des vues plus vastes. Mon combat est plus ambitieux : le bonheur par le goût. Je me prétends fin gourmet. Le cochon, c’est bon. Avez-vous déjà goûté des pieds de porc panés aux lentilles ? Mmm… succulent. Avez-vous déjà connu le ravissement des joues de porc à la sauce ravigote : un peu de vinaigrette, des petites échalotes, des câpres et du persil ? Avez-vous déjà connu l’extase du boudin blanc antillais aux pommes servi avec du rhum ?
— Le boudin blanc, c’est du plasma de sang de porc, signala Isidore Katzenberg.
— Le fromage de tête, poursuivit Lucien Eluant, c’est du museau de porc qu’on a raclé pour en enlever la morve. D’ailleurs, on en trouve parfois un peu, on dirait de la gelée jaune. Moi, ça ne me répugne pas car c’est bon.
Il prit un air amusé en constatant leur dégoût.
— Et que dire d’un tout simple saucisson à l’ail servi avec du pain de seigle et un petit vin de Touraine ? Ou même d’une mortadelle aux pistaches accompagnée de rondelles de tomates et d’un verre de pinot blanc ? Et pourquoi pas des travers de porc au caramel comme savent si bien les préparer les restaurateurs chinois ? Non, je ne suis pas qu’un industriel intéressé par l’argent. Je suis un professionnel passionné par son métier, au point de le défendre contre ses détracteurs.
— Cela méritait la mort d’hommes ? questionna Lucrèce.
— Toute passion mérite des sacrifices et des douleurs. Vous vous imaginez ce qui se serait passé si cette affaire avait été divulguée ? Déjà que…
— Déjà que quoi ? l’encouragea Isidore.
Lucien Eluant fit un geste évasif en direction des zones d’élevage et d’abattage.
— Déjà qu’on a des problèmes ici. Depuis quelque temps, je ne sais pas pourquoi, on dirait que les porcs deviennent fous. Vous savez ce qu’ils font ? Ils s’échappent des rails pour aller se jeter contre les fourches électrocutantes.
— Volontairement ?
— Oui, ils se suicident. Ça ne change rien au goût de la viande, mais cela trouble certains ouvriers.
Il les poussa du canon de son revolver pour les contraindre à avancer. Ils se dirigèrent vers la zone de débitage.
— C’est vous qui avez essayé de mettre le feu à l’appartement du Pr Adjemian ?
L’arme vint caresser légèrement la chevelure rousse.
— C’était notre première rencontre, mademoiselle Nemrod.
— Et les trois hommes aux masques de singe qui m’ont kidnappée pour me faire parler ?
— Moi et deux apprentis charcutiers. Ça n’a pas été facile de vous retrouver. Par chance, je vous ai reconnue dans une taverne alsacienne. Je vous ai suivie. Vous ayant déjà vue à l’œuvre avec votre karaté, je me méfiais. J’ai pris des aides.
— Pas du karaté, de « l’orphelinat-kwondo », précisa Isidore toujours soucieux du mot juste.
— Je leur ai dit de mettre des masques. C’est le truc utilisé par les ligues antivivisection. Cela, les désignait comme suspects. Je faisais d’une pierre deux coups. Je voulais savoir ce que vous aviez découvert et je voulais vous intimider pour que vous arrêtiez de fureter dans cette affaire.
— Vous m’auriez tuée ?
— Bien sûr. Je regrette d’ailleurs de ne pas l’avoir fait, mais je vais remédier à cette maladresse.
— C’est donc vous qui avez tué le Pr Adjemian ? reprit Isidore Katzenberg.
— Ah, ça non ! Je dois avouer que là, ce n’est pas moi. D’ailleurs, cela m’intrigue un peu de savoir que quelqu’un d’autre poursuit les mêmes objectifs que moi…
Bon gré mal gré, ils pénétrèrent dans la salle d’abattage. Lucien Eluant poussa des manettes. Broyeuses, trieuses et machines à découper se mirent à vibrer et à ronronner.
— A votre tour de partager la vie de ces animaux que vous appréciez tant ! dit l’industriel.
— Je n’arrive pas à comprendre que vous preniez tous ces risques au nom du saucisson et des rillettes ! s’exclama Isidore.
Lucien Eluant leur intima l’ordre de gravir l’escalier qui menait à la passerelle des commandes.
— J’ai un motif encore plus déterminant. Je le nommerais : le « confort de l’espèce ».
— Pour vous, c’est plus important que « la vérité » ? s’insurgea Lucrèce Nemrod.
— Evidemment. Tout le monde se fiche de la vérité. Comme tout le monde se fiche de la justice. Ce qui importe, c’est la tranquillité du troupeau humain.
— Vous n’allez pas nous dire que vous aussi vous avez une théorie nouvelle qui serait le prolongement de celle que vous nous avez déjà présentée, marmonna Lucrèce Nemrod, un peu désolée de ne pouvoir accéder à son calepin.
— Si. Et je n’ai pas peur de vous la révéler. C’est à l’homme du présent de décider de son passé et de ses origines. C’est à lui de définir ses parents. Et il les choisira non pas selon le critère de vérité, mais selon le critère du « confort d’esprit ». Et nous, les mâles dominants, les guetteurs, qui canalisons le troupeau, nous avons des devoirs envers ce troupeau d’humains. Que nous soyons industriels, scientifiques, journalistes (surtout journalistes), nous devons non pas signaler la Vérité avec un grand « V », mais une vérité qui réconforte le troupeau.
— Vous êtes cynique, dit Lucrèce.
— Non, réaliste. Et je peux vous garantir que personne ne m’en fera jamais le reproche. Le confort du troupeau humain, c’est ce qu’on a appelé à certaines époques « la raison d’Etat » ou « les intérêts supérieurs ». En fait, on pourrait dire le besoin de « ne pas créer de malaise dans le groupe social homo sapiens ». Les Romains ont une phrase pour ça : « quieta non movere » qu’on pourrait traduire : « Il ne faut pas déranger ce qui est tranquille. »
Il continua de leur indiquer un chemin étroit qui menait à des machines de plus en plus bruyantes.
— Je me souviens d’une expérience que j’ai faite avec un petit cousin. Il avait neuf mois, ne savait donc ni parler ni marcher. Je lui ai montré un jeu avec une boule sur un rail qui, lorsqu’on la poussait, allait en frapper une seconde qui, du coup, avançait à son tour. J’ai répété une dizaine de fois l’expérience. Il a ainsi appris que, quand on lance la première boule sur la seconde, cela la pousse aussi à rouler. Et puis, juste pour voir, j’ai mis un peu de colle forte sur le rail, si bien que lorsque la première boule frappait la seconde cette dernière n’avançait plus. La première fois que la première boule a frappé l’autre sans que la seconde bouge, le bébé a affiché un air surpris. La deuxième fois, il a pris un air contrarié. La troisième, il a pris un air tragique. Comme s’il souffrait. La quatrième fois il a éclaté en sanglots et a pleuré toute la nuit. Rien ne pouvait le consoler.
Les deux journalistes firent mine de bien l’écouter pour gagner sa confiance.
— Voilà qui m’a donné à réfléchir et qui va vous donner aussi à réfléchir, j’espère. Les humains, quel que soit leur âge, ont besoin de repères immuables. Si un phénomène s’est produit une fois, il doit perdurer sinon son absence les trouble. Pareil pour toute la société, si une routine s’arrête, c’est perçu comme une menace collective. Il y a perte de repères. Or, le porc est l’un de ces repères. On sait qu’il donne du saucisson et que c’est bon. Si vous dites qu’il est notre lointain ancêtre et qu’on doit le respecter comme tel, vous ne faites pas que ruiner l’industrie porcine, vous allez déranger la logique du troupeau. Vous allez quelque part au fond de nous faire pleurer le « bébé qui n’aime pas que la deuxième boule n’avance plus ».
— Ce que vous appelez « logique », moi j’appelle ça « archaïsme », rétorqua Isidore Katzenberg. C’est au nom de cette même logique « archaïque » qu’on a longtemps fait la guerre. C’était logique, c’était un repère. En France, il n’y a plus de guerre sur le territoire depuis 1945 et tout le monde est content, même si cela fait parfois pleurer les industriels militaires…
Lucien Eluant ne se laissa pas désarçonner.
— Il n’y a plus de guerre en France, mais il y en a toujours autant dans le monde. Parce que tuer est le propre de l’homme. Et aucun politicien, aucun idéologue, aucun utopiste ne pourra changer cela. Nous sommes des carnivores, nous sommes même plus : des carnassiers ! Nous avons gardé les gènes de nos ancêtres qui se battaient pour la survie. Nous avons gardé le goût délicieux du sang tiède de nos proies qui gicle sous le palais. C’est pour cela que le cochon se mange en salaisons : pour retrouver ce goût du sang salé. Sa saveur réveille nos instincts enfouis de chasseurs.
Visiblement, Lucien Eluant prenait plaisir à exposer les idées fortes qui lui étaient chères. Il poursuivit :
— Et c’est d’ailleurs pour assumer cette pulsion naturelle qui me hante que je vais vous tuer. Mais pas n’importe comment. Vous vouliez épouser la cause des cochons ? Parfait. Vous allez pouvoir partager leur calvaire.
— Qu’allez-vous nous faire ? demanda Lucrèce rendue inquiète par toutes ces machines menaçantes qui bourdonnaient autour d’elle.
Sans répondre, Lucien Eluant les poussa en direction du sommet de la grande machine centrale. Dans la partie supérieure, il y avait le large entonnoir transparent à l’intérieur duquel se déversaient des centaines de porcs, qui paraissaient de loin comme une poudre rose. Le bas de l’entonnoir les laissait couler un à un sur un tapis roulant. Là, les porcs étaient automatiquement dirigés vers la fourche électrique.
— Vous n’allez quand même pas nous jeter là-dedans ? s’indigna Lucrèce.
Lucien Eluant éclata de rire.
— Allez-vous me dire que c’est trop… « inhumain » ?
— Ça risque surtout de donner un drôle de goût à vos saucisses dont vous êtes si friand, ajouta Isidore. Je ne veux pas vous influencer, mais un peu de chair humaine dans le saucisson ça risque d’être détecté par les gastronomes.
L’ingénieur braquait toujours son arme.
— Vous avez tort. La chair humaine a, paraît-il, un goût assez proche de celle du porc. En revanche, celui de vos vêtements risque peut-être de ruiner la réputation de mes charcuteries. Pas de fibre textile dans les saucissons Eluant. Déshabillez-vous !
Lucrèce Nemrod enleva son pull. Mais l’industriel lui indiqua d’un geste de poursuivre.
— Complètement ? demanda-t-elle, sans illusions.
— Complètement.
Il les ligota ensuite aux poignets et aux chevilles avec des tendons. Il poussa en premier le gros journaliste du haut du plongeoir, et celui-ci tomba lourdement sur le dos replet des porcs qui amortirent un peu sa chute.
Lucien Eluant contempla ensuite Lucrèce Nemrod qui cachait pudiquement sa poitrine et son bas-ventre. Il la trouva fort mignonne ainsi exposée. Elle sentit qu’il était tenté de la libérer, mais il se reprit et la poussa à son tour dans le bac à cochons.
— Désolé, je ne peux assister à votre agonie, j’ai encore beaucoup de travail à accomplir pour enterrer définitivement cette lamentable histoire. Adieu. Je me demande quand même si vous allez altérer le goût du saucisson… Je poserai demain la question aux goûteurs.
— Vous pouvez nous tuer, dit Isidore, la vérité finira forcément par se faire jour.
— Hmm… vous avez peut-être raison. Encore faut-il que ce soit la vérité. C’est bien pour cela que je ne détruirai pas tout de suite la patte à cinq doigts. Je la ferai expertiser d’abord. Ainsi, seul, je saurai si nous descendons vraiment du porc. Dans tous les cas, après l’expertise, je la détruirai.
Lucien Eluant leur fit un salut puis s’éclipsa avec la boîte contenant la patte à cinq doigts.